Moi, citoyen – 11

12 novembre 2017

Il ne s’agirait pas, sous prétexte de promouvoir ce mode de production et de consommation, de ne pas se permettre de rire un peu ou de se désoler des comportements de certains dans le milieu de l’agriculture bio, et surtout, pour ce qui nous préoccupe ici, de la consommation de produits bio. Il arrive toujours quelque chose (« c’est terrible c’qui t’arrive ! » – La Belle Verte, Coline Serreau, 1996) aux gens qui se focalisent sur leur santé jusqu’à la névrose, et qui viennent parfois manger à mon stand. Ils sont attirés par le contenu végétal des produits (santé !), et se retrouvent atterrés par la présence d’un petit peu de noir (enfer !) sur une galette grillée. Leur déception n’a d’égale que l’exigence qu’ils mettent à manger parfaitement sain (selon les diktats en vigueur, qui changeront demain), et la réaction prend parfois des allures de mini-drame qui, selon les circonstances et l’humeur, suscitent chez moi ironie, colère ou abattement.

Le bien-être (bien manger, bien dormir, bien se soigner) les obsède, mais ils sabotent le leur avec des exigences qui ne peuvent que les frustrer in fine. Ils peuvent faire du yoga, travailler la souplesse de leur corps, mais leur esprit échappe à ces efforts et rien ne semble pouvoir leur faire comprendre qu’on ne trouve jamais auprès des autres ce qu’on construit pour soi-même (un mode de vie, des habitudes, des exigences liées à notre parcours, notre éducation, nos recherches) et qu’aucun bien-être n’est possible sans reconnaître l’existence de cette altérité, et en corollaire, sa capacité à nous faire évoluer.

Par ailleurs, cette quête même du bien-être me semble en soi problématique dans tout ce qu’elle comporte d’absolu et d’ambigu (quid du monde qui nous entoure ?), et je lui privilégierais la notion de paix, que l’on peut aussi bien invoquer pour soi-même que pour le monde, et qui, soit dit en passant, n’empêche pas les confrontations, évidemment nécessaires tant que tout le monde n’aura pas également la paix en ligne de mire et le respect en postulat de conduite.

À ce titre, ceux qui consomment du bio pour promouvoir une agriculture respectueuse de la biodiversité sous toutes ses formes plus que pour leur santé (le public militant des foires bio, qui est néanmoins parfois le même que le premier évoqué), bien que moins fermés sur eux-mêmes en apparence, possèdent fréquemment dans le registre qui les concerne les travers de l’opinion trop sûre et de la contestation fière. Prisonnier de mon stand, il n’est pas rare que j’aie à subir l’une ou l’autre de ces saillies pour convaincus dont certains ont le secret, et qui – en plus d’effaroucher les gens qui, tout engagés à réfléchir qu’ils puissent être, ne dévouent pas leur vie à la contestation – m’ennuient profondément. Aussi mon visiteur favori est-il le curieux, sensible à la bio, forcément, mais qui n’y connaît pas grand chose, et vient avant tout avec sa curiosité en bandoulière, ouvert.

Note : celui-ci est malheureusement de fait à même de tomber dans l’escarcelle des vendeurs de produits de bien-être – plus ou moins onéreux (mais plutôt plus que moins), plus ou moins écolos, et surfant plus ou moins sur les peurs – que l’on trouve de plus en plus souvent associés à la bio dans ce genre de salon. Qu’il passe également par mon stand, discute un poil en dégustant le plat original qu’il découvre, et peut-être qu’une graine de réflexion sociétale mise à germer dans son esprit alors saura y trouver le terreau pour s’épanouir. Mais ça, il me faut bien accepter de ne pas en être certain, et de vivre avec ce doute, comme je doute que j’agis avec justesse au quotidien, relativement à mes limites et contraintes.

Moi, citoyen – 8

21 septembre 2017

Le militant est, pour le commun des mortels, un repoussoir. Il est dans la posture, il caricature, il critique sans proposer, il culpabilise son prochain. On ne veut pas l’écouter, encore moins lui ressembler. La cause qu’il défend peut sembler bonne, on la prendra en grippe parce qu’il nous gonfle. De l’avis de tous les bien-pensants le militant se tire une balle dans le pied. Certains, qui partagent ses indignations et ses conclusions politiques, qui pourraient l’aider à faire avancer la cause, s’en tiennent à distance (ou finissent par le faire après une période de contact) faute d’adhérer à sa manière de concevoir la communication et l’action, la militance au fond. N’empêche, le militant fait du bruit, provoque le débat, oblige le politique à se saisir de certains sujets qu’il aurait préféré laisser sous le tapis. Le militant se confronte, avec mauvaise foi, en occultant tout ce qui pourrait atténuer son propos, à une autre mauvaise foi, qui a pignon sur rue et sert généralement des intérêts bien établis. Si le militant met ostensiblement les pieds dans le plat, c’est parce qu’il sait que, sur le terrain de la communication, il ne joue pas avec les mêmes armes que ceux qu’il combat ; il sait que le statu quo est la règle, et que pour s’attaquer à la règle il faut faire du bruit.

J’en connais un peu des militants, plutôt gauchos, principalement écolos. (De loin, je dois en être un, de par mon activité de paysan adhérent à Nature et Progrès, ou l’avoir été à l’époque où j’envoyais des courriels collectifs d’opinion, où je postais sur un blog une BD au contenu partisan, où je m’étais investi un petit moment dans le collectif anti gaz de schiste du coin. De près, si je milite, c’est en dilettante, franchement investi nulle part.) Si je reconnais la légitimité de la manière de faire de ceux-ci, je suis de ceux à qui elle ne convient pas vraiment parce qu’elle demande à être obsessionnel, et qu’une obsession – au service de quelque cause légitime cela puisse être – pousse gentiment à la névrose. Attaché aux nuances, je tiens pour ma part à m’éviter cette névrose-là (finir par croire que les choses sont aussi tranchées qu’on le dit) puisque j’en perçois le risque et que je sais que d’autres névroses me guettent, me gagnent ou me possèdent déjà. J’aimerais croire qu’existe une militance plus souterraine, car personnelle, inscrite dans les actes et les expressions de tous les jours, dans la construction, et dans la création, et au sein de laquelle je pourrais m’épanouir pour faire ma part, qu’elle soit complémentaire de l’autre manière de faire. Mais si choisir d’y croire ne mange pas de pain, j’ai bien peur qu’elle ne m’engage pas, moi – ou quiconque pense comme moi -, à me donner beaucoup de moyens pour peser sur le cours des choses ; et qu’il est pourtant urgent, de tout évidence que l’on s’engage un peu plus ouvertement contre… (ce que vous voudrez – les choix ne manquent pas, dans la limite du respect des humains, des bêtes, des grands équilibres naturels, et histoire de s’éviter un coupable prêt-à-haïr, forcément un poil à côté de la plaque).