Souvenirs – 6

16 octobre 2018

Cet homme, cet ancien paysan, j’ai aimé sa tomme, enfant. Je n’ai pas dû en manger souvent car il n’habitait pas tout près de chez mes parents, mais je me souviens parfaitement avoir aimé sa tomme.

Plus tard, j’ai vécu chez cet homme et sa famille car il habitait en bordure de la ville où j’ai entrepris d’aller au lycée. Petit poussin tombé du nid, cela me rassurait, et tranquillisait également mes parents, que je dîne et dorme là en semaine. L’homme ne fabriquait hélas plus de tomme.

Devenu adulte et à l’heure de projeter une reprise de la ferme de mes parents, je rencontrai l’homme dans une réunion de Nature & Progrès. Son fils était là aussi, qui avait, lui, déjà repris – et adapté à ses ambitions – l’activité parentale. Il me donna du « mon frère », en souvenir des trois années où l’on s’était côtoyés chez lui, et alors que ses sœurs avaient quitté le cocon familial.

Aujourd’hui, chez cet homme et sa femme, son fils et sa famille (ils sont voisins, dans le même grand corps de ferme), je viens de charger ma camionnette de paille et de luzerne abîmée dont le fils de l’homme est content de se débarrasser et que je suis ravi de lui acheter pas trop cher pour faire un manteau d’hiver au sol de mes parcelles légumières. Aujourd’hui, je traite avec le fils, un peu réservé, qui ne m’a plus jamais appelé « mon frère ». Je croise son père en partant, il me fait rentrer une seconde dans sa salle à manger, où je trouve que rien n’a changé. Je redécouvre le sublime et large escalier de pierre qui monte à l’étage et je résiste à la tentation de l’escalader pour revoir ma chambre d’alors. Nous évoquons ensuite sur le perron les vingt ans bien tapés qui nous séparent de l’époque où je vivais là, sans qu’il ait l’air d’en revenir plus que moi que ça ait pu passer si vite, lui, vieillissant, déclinant clairement, et moi… Moi, aurait-il sorti un morceau de tomme de sa poche, un vieux bout égaré là trente ans, une vieille croûte fossilisée, que je n’aurais peut-être pas pu résister à me la mettre dans le bec, et que ça en aurait peut-être fait remonter bien d’autres souvenirs d’enfance, et peut-être bien même que j’en aurais chialé…

Mais il n’y a plus de tomme depuis longtemps, je n’y pense pour ainsi dire jamais, je ne cultive pas en vérité de nostalgie de l’enfance et j’ai encore du pain sur la planche… alors je file.

Souvenirs – 5

13 mai 2018

Il y a deux ans, je prenais un rendez-vous chez l’homéopathe star du coin. Un de ces rendez-vous d’une heure, dévoués, vraiment, à l’homéopathie : ceux où l’on explore le patient pour soigner son terrain et pas uniquement son mal du moment. J’avais déjà vu par le passé d’autres homéopathes, qui n’avaient pas tenu les promesses de cette médecine sur ce point, ce qui m’avait fait douter, un peu de l’homéopathie, et beaucoup de ses praticiens. Il était temps de rentrer dans le vif du sujet, et j’y allais peut-être plus pour l’expérience que contre mes maux d’estomac et autres petits désagréments.

Le docteur est un loquace et il piqua ma curiosité quand il aborda les rapprochements qui sont à faire entre certaines expressions et des symptômes (en avoir plein le dos ; quelque chose qui fait chier), entre les organes douloureux et le sens que ça recèle (ne pas vouloir entendre quelque chose, ou le voir, quand on a mal aux oreilles, ou aux yeux ; avoir des problèmes relationnels quand le genou (je/nous) nous fait souffrir). En ce qui concerne les expressions, il me semblait élémentaire qu’elles aient été inventées sur la base des symptômes auxquels elles se référaient, mais le médecin me signifia que je faisais fausse route. Malheureusement, il est à craindre que nous parlons deux langues différentes, car, et cela malgré mes questions insistantes et mes tentatives d’interprétation de ses théories en un jargon qui me soit familier, il ne parvint à me communiquer la vraie route. Il finit même en vérité par s’en agacer, prétextant qu’on ne peut pas expliquer en quelques minutes le savoir accumulé en plusieurs années d’études. Je n’insistai pas. Un peu par peur de le braquer et qu’il soit moins attentif à mon cas ensuite, bien sûr aussi parce que je fuis le malaise, et également parce que je répugne à profiter du pouvoir quand je l’ai – et j’avais le sentiment de l’avoir – (ce qui fait de moi, soit dit en passant, un bien piètre débatteur, prêt à abonder un peu dans le sens de l’adversaire quand je suis gêné d’avoir le dessus).

La suite de l’entretien se passa le mieux du monde. Je l’avais préparé, et quand je lui servis mon auto-analyse comportementale sur un plateau, il ne fit pas la fine bouche. Ce fut pour lui, bien qu’il ne me connaisse pas, l’occasion de rattraper un peu sa brusquerie précédente en me félicitant pour mon examen rigoureux. Et, relativement au type de personne que je serais (en bref : un perfectionniste qui ne s’investit qu’à moitié dans mille choses par peur de l’échec d’une seule, un obsédé de la maîtrise par crainte du jugement des autres, et que le regard perturbateur de ceux-ci empêche de s’accomplir), le remède tomba, qui devait me convenir : le Mercurius Solubilis.

Deux ans plus tard, je crois m’être procuré la dosette de globules à trois ou quatre reprises et je suis bien en mal de vous dire si cela a eu un effet sur mes problèmes de santé ou une influence sur mes obsessions de maîtrise.

Souvenirs – 4

7 mai 2018

Elles viennent par flashs, visions d’un ailleurs autant que souvenirs.

Là, il y a vingt ans, trente ans, ce n’était pas pareil. Là, il y avait une forêt au lieu de cultures ; là des cultures au lieu de prés ; là, du caillou au lieu d’herbe ; là pas encore d’arbres ; là une cabane perchée ; là pas ce bâtiment ; là des amis vécurent un moment ; là des chèvres au lieu d’une salle de bain, des ânes au lieu d’une chambre ; là une autre porte d’accès au poulailler ; là on n’accédait pas en voiture ; là il y avait des carcasses de voitures où jouer, et des guêpes qui y nichaient ; là j’ai pu y camper ; là passer sous le cheval pour impressionner les copains ; là j’ai pleuré sur les marches une fois où mes parents, partis en foire, m’avaient laissé avec un ami à eux… Elles n’ont pas bien changé ces marches en dalles de schiste, mais quand même, ce n’étaient pas les mêmes puisque je n’étais pas le même.

Là, aujourd’hui, elles me bouleversent toujours un peu ces visions. Elles me donnent furtivement le vertige… Et me questionnent sur ma capacité et ma volonté à encore faire évoluer ce lieu, hors arbres qui pousseront de toute façon et autres que j’abattrai. L’idée de ne pas le faire progresser comme l’ont fait mes parents me semble une trahison, quand bien même la nécessité ne se fait plus sentir, puisque ça a tout pour nourrir son couple… Et quand bien même certains changements ne manqueront pas de s’imposer pour des questions pratiques plus ou moins vitales, des questions d’écologie ou par obligations légales. Vu d’ici, pourtant, je n’arrive pas à imaginer que ça puisse véritablement transfigurer le décor, mais peut-être que je manque juste d’imagination…

Souvenirs – 3

22 mars 2018

Mon père, jeune étudiant aux Beaux-Arts buvait pas mal et mangeait mal. Mais il achetait néanmoins du pain complet car il savait, de par son éducation sous le signe de L’Aliment Sain (ancêtre de La Vie Claire et boutique tenue par ma grand-mère), que « ça nourrit, quand le pain blanc donne du bide ! »

Le père de ma mère était fils d’agriculteur et fit carrière à la Banque de France. La mère de ma mère, à qui les manières de son mari déplaisaient parfois, le traitait de paysan pour l’humilier. Ma mère, que ce souvenir émeut soudainement aux larmes, se dit aujourd’hui fière d’avoir été paysanne !

Souvenirs – 2

20 octobre 2017

Il m’avait enjoint, le maraîcher, pour ce premier essai au volant d’un tracteur, à rouler illico en troisième. Il a dû avoir peur, lui aussi, quand j’ai failli emboutir une de ses serres à bord de l’engin que je ne maîtrisais pas. Moi, sacrément échaudé, je n’ai plus touché de tracteur avant plusieurs années et en garde une crainte pas complètement infondée – surtout sur les terrains pentus du coin. C’est un souvenir du job d’été de mes 19 ans, en Bretagne, et c’est à l’occasion de ce séjour également que j’ai commencé à réagir aux plants de tomates. Si j’en crois mon homéopathe – qui évoquait ça il y a quelque temps lors d’une de ses sempiternelles explications digressives -, une allergie se déclenche à l’occasion d’un fort stress, et notre organisme en état d’alerte cherche un coupable dans son environnement (comme – tiens ! – un pollen qui passe par là) et le prend en grippe. Jusqu’à se mettre dans tous ses états lorsqu’il le rencontre de nouveau. Moralité : peur de l’accident (et colère contre le paysan) + taille probable de plants de tomates ce jour-là = cas unique d’allergie ? Ouvriers agricoles stressés de tous pays, témoignez-moi de votre expérience !

Souvenirs – 1

25 juin 2017

Il m’interpelle, ce souvenir heureux d’une soirée d’été chaude, du temps où je travaillais ici pour mes parents, quand, seul après le labeur des cultures et de l’accueil, je regardais un film relativement médiocre avec Bruce Willis en buvant une bière plutôt bas de gamme. Il a tout pour m’interpeler par son absence d’envergure, d’implication sociale ou sentimentale, de perspective sociétale… Et à plus forte raison que c’est, pour je ne sais quelle raison, un des premiers qui me vient à l’esprit quand je cherche dans ma mémoire une trace de bonheur.