Motifs d’émotion – 10

15 novembre 2018

Derniers grognements de sangliers dans la nuit.

Dernières gorgées d’eau non traitée.

Dernières vieilles pierres.

Dernières vallées embrumées.

Un ami m’a écrit « On dirait que tu pars 10 ans » quand j’évoquais, pourtant laconiquement, l’ampleur de ce qu’il y avait à régler avant le départ. 10 ans, 100 ans, 1000 ans ou quelques mois… Y a-t-il une différence notable alors que je me fais sédentaire justement depuis 10 ans ?

Le paysan est celui qui reste au pays. Qui je deviens aujourd’hui ? (Et puisque visiblement je ne le saurai que plus tard, comment je m’assume pour le moment ?)

Motifs d’émotion – 9

31 octobre 2018

Quoi de meilleur que de se trouver à l’abri quand il pleut ? Il y a une certaine jouissance, même, pour dire vrai, à évoluer sous les gouttes, bien enrobé de pantalon, bottes et veste à capuche imperméables, et le chauffage domestique de l’organisme calé sur le bon thermostat.

La félicité est malheureusement éphémère quand un micro accroc dans le pantalon à un fil barbelé permet à l’eau d’infiltrer considérablement notre si précieuse forteresse.

Ainsi en va-t-il également de ma manière d’appréhender la vie. Que je me sente protégé, rassuré par de solides repères, et le monde pourra bien tanguer tout autour… Mais qu’un petit souci personnel vienne faire une entaille dans le sentiment de sécurité, et bien vite, à ce que mon quotidien se trouve ainsi gagné par l’infiltration des peurs en tout genre, il se peut que mon moral se désagrège comme un petit beurre dans une tasse de thé.

Motifs d’émotion – 8

12 octobre 2018

Peu de choses m’agacent autant que les personnes pour qui chaque découverte, chaque interaction avec autrui, est une occasion de ramener, par coïncidence, comparaison ou juste comme ça, les choses à elles, de mettre un projecteur sur leurs connaissances, leur vécu. L’élément féminin du couple qui va garder la maison et le domaine en mon absence est l’une de ces intranquilles égocentriques qui ne me tranquillise pas non plus tant elle semble peu à même d’écouter les directives. Par bonheur, il y a son jeune – et en apparence moins érudit – concubin…

Et par bonheur également, je suis lucide sur mon niveau ô combien élevé d’exigence à l’heure de laisser à ceux dont je ne peux que voir les défauts en premier lieu la responsabilité de mon irremplaçable lieu de vie. Ça ne me rend pas forcément moins inquiet, mais je m’évertue à ne pas trop le montrer, puisque l’inquiétude en tout état de cause a bien peu de chance de générer de la sérénité que demande tout exercice de responsabilités.

Motifs d’émotion – 7

8 octobre 2018

Peu de choses m’inquiètent autant que les « t’inquiète » proférés nonchalamment par des gens qui justement m’inquiètent. L’élément masculin du couple qui va garder la maison et le domaine en notre absence est un de ces rassurants contre-productifs. Heureusement qu’il y a sa compagne… Mais il en faudrait considérablement plus pour que je daigne laisser sans boule au ventre mon si précieux lieu d’existence et de subsistance, mon précieux vulnérable aux diverses intempéries, au gel, au feu, mon précieux brinquebalant qui me laisse rarement souffler plusieurs mois sans m’offrir quelque problème matériel qu’il n’est déjà pas toujours évident de résoudre quand on connaît le lieu. Alors pour monsieur t’inquiète et sa compagne ?…

Motifs d’émotion – 6

23 septembre 2018

Tuer des poules ne m’a sans doute jamais rendu aussi triste. Ce n’est jamais une activité plaisante, mais, comme je l’ai déjà évoqué, je ne la trouve pas contrariante, je suis à l’aise avec l’idée de la mise à mort et capable de passer à l’acte sans m’en formaliser.

Aujourd’hui, je sacrifie les deux poules et le coq qu’avait épargnés la genette. Je les tue parce que ma compagne et moi allons nous absenter longtemps et que nous ne voulons pas imposer aux gardiens de la ferme, pour un si petit cheptel, l’astreinte quotidienne d’ouverture et fermeture du cabanon. Je les tue pour une question pratique, je les tue pour ne les manger que dans plusieurs mois sans doute. Ce n’est pas tant de les tuer qui m’affecte en vérité. C’est, par ce geste, en quelque sorte, d’acter le départ – prévu pour dans un mois environ. Quitter le lieu et les activités pour une demi-année m’est difficile, est générateur d’anxiété (malgré l’excitation), toute la beauté de mon environnement ne m’en saute que plus au visage. Et ces gallinacés pleins de vie sont beaux assurément, et ne le sont que vivants. Leurs cadavres que je plume et vide, bien que porteurs de gouleyantes promesses en sauce yassa, font grise mine en l’état des choses et de mes préoccupations.

Motifs d’émotion – 5

20 mars 2018

C’est une de ces périodes où les impératifs nouveaux s’ajoutent à tout ce que j’ai repoussé (au sortir de l’hiver c’est on ne peut plus banal). Quelques (auto) coups de pied aux fesses sont un remède adéquat. Mais le sentiment d’être dépassé génère abattement, et la fatigue contrarie l’antidote. Me voici cogitant déraisonnablement.

Aussi n’accueillé-je pas à leur juste valeur ces quelques journées solidaires à la ferme sous la houlette de mon père ; sessions de travail collectif organisées pour la remise à neuf d’une clôture qui a cessé de représenter un obstacle pour les sangliers depuis longtemps. En l’état de mes humeurs, je me trouve honteux de ne pas encore avoir assez travaillé pour détenir les notions nécessaires à la supervision de la tâche ; honteux de ne pas avoir su tisser les liens qui me permettraient d’être le moteur de cette journée et non simplement son bénéficiaire ; honteux que d’autres donnent du temps et de l’énergie pour moi qui utilise beaucoup mon temps et mon énergie à des fins égoïstes ; honteux enfin de ces hontes infondées, voire franchement ridicules, qui en disent plus sur mes blocages qu’elles ne se font l’écho d’une situation préoccupante.

Pourtant, prenant moi-même du plaisir à faire des cadeaux, je sais accepter les cadeaux des autres. Je sais que compte avant tout la joie de celui qui offre et je ne fais jamais mine de me sentir gêné ou de le refuser quand le présent semble trop généreux. Mais ces journées solidaires émanent d’une demande de ma part, m’obligent à me montrer nécessiteux quand j’estime que d’autres le sont bien plus… La culpabilité est lâchée, qui n’est jamais bien loin quand il s’agit d’aller ausculter mes petites névroses.

Dommage pour mon manque de capacité à vivre pleinement ce type d’évènement collaboratif. Ce que je sais néanmoins fort bien masquer dans l’action et dont je sais retirer tout le positif après coup – et pas seulement du fait du travail accompli. Je sais voir tout le potentiel de lien social et d’estime de soi que c’est à même de générer ; choses dont les personnes qui seraient isolées socialement sans ça, ou qui le sont géographiquement, ont tout à gagner au pays de l’habitat dispersé et des petites routes qui serpentent dans des vallées profondes. Et je sais ce qu’elle m’apporte également, en quoi elle m’enrichit, la rencontre de ces humain-e-s volontaires.

Motifs d’émotion – 4

23 octobre 2107

Il ouvre ses portes dans deux semaines, ce salon éco-bio parisien où l’on tient chaque année un stand de restauration pendant neuf jours.

Les foires et salons avaient permis à mes parents de subvenir à leurs besoins et d’envisager sereinement de vivre de l’agriculture dans ce coin perdu sans plus trop en chier pour joindre les deux bouts. Les salons sont restés, après que mes parents ont développé l’accueil à la ferme, une part importante des revenus de l’entreprise. Ma compagne et moi n’avons rien changé à cela : ce gros évènement lointain est un incontournable de notre activité. Et un gros facteur d’anxiété.

J’ai beau savoir que tout se passe toujours bien peu ou prou, les mille incertitudes concernant le déroulement des choses, les mille et une probabilités qu’un truc déconne, et les chances – quoiqu’infimes – que ce soit un truc majeur (panne de véhicule, accident, commission de sécurité trop regardante…) m’empêchent de jouir comme il se doit des joies de l’automne. L’imprévu me fait peur. Et dans ma vie plutôt balisée, cette escapade fait figure de sommet d’incertitudes. Et si, pour faire simple, je redoute la routine autant que les surprises, il semble qu’avec une dose conséquente d’histoires, vecteurs de surprises sans risques immédiats, je puisse me contenter, dans les limites du raisonnable, d’une vie sans grand éclat.

Motifs d’émotion – 3

6 juin 2017

Maudites soient ces journées, où devant la multiplicité des tâches à accomplir, l’on ne sait se décider, l’on n’en accomplit finalement aucune, ou aucune des plus urgentes, ou qu’à moitié, et avec le sentiment pesant qu’on fait sans doute le mauvais choix, ou que quoi qu’on ait fait comme choix ç’eût été le mauvais, puisque tout le reste prend du retard, et que même si tout le reste n’est pas nécessairement urgent, il le sera prochainement, quand d’autres tâches s’additionneront dans le calendrier…

Maudites soient ces journées-là, où un brouillard épais trouble mes pensées et altère mon discernement des plaisirs simples de tous les instants (le jeune pois qui croque sous la dent, la douce brise qui caresse, les couleurs de cette araignée, le signe de vie d’un ami…) à même de me faire aimer la vie durablement.

Motifs d’émotion – 2

3 mai 2017

Ma compagne, blessée au dos, se ferme parfois sur elle-même, toute à ses douleurs liées. Il ne faut alors pas me demander d’incarner la joie de vivre pour lui rendre le sourire. Je dis que je suis une éponge à humeur avec mes proches, mais c’est peut-être un peu plus complexe que ça. Car il y a en sus, qu’il est peu gratifiant de faire l’effort de sourire à quelqu’un qui n’est alors pas en mesure de vous rendre la pareille. Et l’ego d’avoir raison de la volonté à combattre la noirceur ambiante. C’est couillon, mais je reste à guetter la brèche, quand même, qui ne manquera pas de se faire dans cette sale humeur. Et dès que ça se fissure un poil, que la tension se relâche, je me fais fort de remettre en route sans tarder la production de blagues en sachet et de tendresse en vrac.

Motifs d’émotion – 1

24 avril 2017

Vivant en ville, oeuvrant à mon compte, j’étais entre autres une addition d’addictions (aux fictions en images, principalement) et de frustrations (sexuelle et sociale en premier lieu). Je ne travaillais en fin de compte pas beaucoup. Ici certaines addictions subsistent (les histoires restent un doudou) mais le travail et la vie en couple m’empêchent de m’y perdre. Ici les frustrations ont changé de nature, a priori moins dommageables, loin des exubérances – au fond bien conformistes et ressemblantes – de la vie sociale urbaine. Caché, et occupé, et aimé, il me faut être a minima pour que se dessine l’équilibre subtil qui fait mon existence la moins intranquille possible. Là, l’équilibre s’esquisse seulement peut-être, tandis que je dessine bien peu, que je crée comme un voleur…