Le pays – 15

23 octobre 2018

En terme de champignons, le cévenol ne jure peu ou prou que par le cèpe. Tous les autres spécimens de bolets sont pour lui des bombacabres (ce qui n’est bon qu’à être dégommé par les chèvres). Le reste, à l’exception peut-être des girolles, n’existe pour ainsi dire pas. Autant dire que la concurrence est limitée quand, comme moi, l’on ramasse tout ce que l’on sait simplement comestible pour faire du pâté végétal (et qu’on n’a peu de cèpes autour de chez soi). Ce qui ne lassera pas de m’étonner, c’est le peu d’intérêt pour les lépiotes, que personnellement j’estime au plus haut point. Plus fines au palais que les cèpes et pas glutineuses, elles emportent le morceau haut la main, mais je me garde bien de vouloir en convaincre le plus grand nombre quand j’ai l’opportunité d’en cueillir par dizaines dans des coins pourtant fréquentés.

Notons tout de même avec une pointe de dépit que celles qui ont, selon les canons en vigueur, tout pour séduire quand on les croise – taille fine et grand chapeau élégant – s’avèrent décevantes finalement par le poids qu’elles ont à offrir une fois le pied fibreux enlevé (que pour ma part je sèche et réduis en une poudre fort parfumée pour mon pâté). Leur grande classe ne survit pas à la cuisson, et c’est peut-être à force de laisser des estomacs frustrés que les belles ont perdu la renommée et l’attractivité que les livres de mycologie lui prêtent.

Le pays – 14

16 juillet 2018

C’est un hameau peuplé principalement de célibataires, de couples sans enfants, d’une veuve au moins…. On s’y soucie beaucoup des voisins, on s’entraide. Ailleurs aussi ? Un peu plus ici, à ce que j’entends raconter. Pour le meilleur, il semble que les contours de cellules familiales boiteuses se soient déplacés jusqu’à épouser le bled en son entier.

Le pays – 13

3 juin 2018

À se tenir la plupart du temps loin du village, et à connaître la fâcheuse tendance des ragots à y circuler bon train, il est forcément déstabilisant, à l’occasion de la tenue d’un évènement, d’affronter tour à tour plusieurs mines patibulaires, qui pourtant vous manifestaient hier encore, ou avant-hier, une certaine sympathie. Alors plutôt que de se perdre en prospectives sur les raisons de ce soudain dédain, nous trouvons préférable, ma compagne et moi, en nous forçant un petit peu, de ne pas s’appesantir sur ces liens de toute façon superficiels, et de profiter doublement de ceux qu’on croit plus sérieux, et qui, semble-t-il, ne font pas la girouette, ou annoncent clairement la couleur quand un truc ne passe pas. Le sourire restera néanmoins de mise en toute circonstance auprès de tout un chacun, par présomption d’innocence, droit à la mauvaise humeur et à changer d’avis demain… La balle dans le camp des autres, toujours.

Le pays – 12

27 mai 2018

Elle est de ceux qui sont restés au pays et sont restés célibataires. On la voit parfois au bord de la route, accompagnée de la seule chèvre qui lui reste. On lui donnerait dix ans de plus que sa cinquantaine bien entamée. C’est un petit bout de bonne femme rougeaude qui respire l’inconfiance, à un point qu’on ne peut que juger véritablement maladif. Ma peur du regard des autres, à côté, passerait volontiers pour une lubie d’intello, de jeune et beau à qui tout sourit.

Elle nous téléphone de temps en temps et quand j’entends sa voix au bout du fil, je fais illico le deuil de mon programme pour la prochaine demi-heure. Elle a besoin de parler, mais elle n’a pas beaucoup à dire. Elle rumine ses malheurs et ses angoisses, semble ne pas entendre les encouragements et les propositions pour l’aider, ne pas comprendre même l’optimisme… De fait, il semble bien difficile de l’aider, et les coups de fil avec elle ont quelque chose d’une épreuve ; une épreuve toute relative bien sûr, et vite relativisée, relativement à ce qui fait son quotidien à elle.

Elle a changé néanmoins. Elle a changé, un peu, depuis qu’elle a un « collègue ». Un vieux bonhomme peut-être plus déprimé qu’elle, mais qui habite en ville et participe à des sorties en car. Maintenant qu’elle vit en partie avec lui, elle parle de ses problèmes à lui, et moins de ses propres obsessions. Ce n’est jamais une simple affaire de la quitter quand on a mille choses sur le feu et alors qu’elle a toujours un petit quelque chose à ajouter… Mais un petit rien dans l’atmosphère s’est allégé, et ce n’est pas tout à fait exagéré de dire que ça met du baume au cœur.

Le pays – 11

22 mai 2018

Dans le reportage radiophonique diffusé ce mois-ci, j’énonce ne pas me voir vivre ailleurs, même les jours où rien ne semble aller. Le montage me fait dire ensuite que « je suis enraciné ». Voilà qui est opportunément enchaîné, et apte à susciter de l’émotion. Et voilà également qui me fait m’interroger : suis-je bien enraciné ? Enraciné à mon domaine, je le conçois, et il est vrai qu’il me serait très difficile aujourd’hui d’avoir à en partir, d’avoir à renoncer à tout ce qu’il m’apporte… Mais ce n’est là qu’un premier niveau de racines, et s’il nourrit assurément, il semble qu’il lui manque tout de même toutes ou certaines de ces racines secondaires qui ancrent plus profondément, qui rendent fort et résistant. Les Cévennes et ses habitants sont-ils pour moi comme un sol au complexe argilo-humique défaillant pour une plante, et la ferme comme un engrais (organique, tout de même) qui permet de vivre malgré tout ? Il y a de ça, mais ne dramatisons pas : si l’enracinement est loin d’être parfait, il progresse néanmoins. Qu’on me pardonne d’être une plante un peu timide, qui ne sait pas toujours bien comment faire son chemin dans la terre qui l’accueille…

Le pays – 10

15 avril 2018

Le loup n’est pas chez nous, du moins officiellement. Mais les rumeurs…

Ce gars du coin par intermittence qui s’est fait une spécialité de l’observation du lupidé, de l’étude de son cas, lui, l’affirme : il est bien là, des empreintes le confirment, et il a attaqué, déjà, un veau, un bélier et un chien de berger. Sans doute habitué à susciter du doute et de la perplexité, notamment auprès des autorités compétentes, le spécialiste est d’un abord difficile, semble contrarié de répondre aux questions, le fait finalement avec nervosité, comme s’il devait se justifier de son avis et de ses observations… Et il l’écrit, dans les premières pages d’un livre qui vient de paraître, avec une suffisance maladroite qui n’aide pas à lui témoigner de la confiance. Quand la personnalité du bonhomme vient parasiter le propos, je m’en trouve un peu embarrassé. Et quand il affirme qu’il faut capturer l’animal qui attaque les animaux d’élevage, le laisser mariner dans son stress – et qu’il communique alors cette peur à ses congénères par l’odeur de ses excréments -, puis le relâcher pour le voir guéri dans la plupart des cas de ses velléités en matière de prédation sur les troupeaux, je voudrais croire la chose sur parole… Il dit que cela se pratique avec succès aux États-Unis, mais les États-Unis ne sont pas la France. Il déplore que l’on fasse peu de cas de ses arguments au gouvernement, mais comment les leur communique-t-il ?

C’est un sujet qui déchaîne les passions, et bien de la perplexité quand, comme dans mon cas, cela ne porte pas à conséquence sur le quotidien. (Si un jour mes quelques moutons ne devaient plus pouvoir paître tranquillement, cela ne bouleverserait pas beaucoup mon activité.)

Le pays – 9

15 avril 2018

Il en a déjà beaucoup à dire sur un peu tout le monde, cet agriculteur, installé depuis deux ans dans le coin. Et notamment sur « ceux qui se plaignent des sangliers mais leur offrent le gîte en laissant les ronciers envahir leur terrain »… Sur « ceux qui ne veulent pas qu’on touche à la moindre aiguille d’un pin »…

Lui, il débroussaille ! Lui, il déboise !

Ça, il déboise ! Sans méchanceté, mais sans trop peser ses mots alors qu’on se connaît à peine. Il semble jouer son intégration au pays par la valeur travail principalement. Rien ne dit qu’il ait tort, c’est un atout de taille. Rien ne dit non plus que cela suffise s’il fanfaronne trop.

Le pays – 8

4 avril 2018

En définitive, il semble que chez nos voisins de forêt occasionnels qui accueillent un couple en yourte sur leur terrain, le besoin de tranquillité soit encore plus fort que celui de se donner bonne conscience. Les habitants de l’habitat nomade ont récemment été invités à ne pas se sédentariser plus en cet endroit.

La jeune femme qui vit dans un gîte, chez moi, provisoirement est, elle, soucieuse de s’installer durablement avec le moins de vagues possible. Elle posera sa yourte près du terrain qu’elle compte cultiver sur la commune, et la cachera le plus possible pour satisfaire le maire – conciliant -, en plus d’elle-même qui souhaite rester discrète. Mais elle fera ce qu’elle peut, parce que les voisins du terrain, à qui elle demandait le micro bout de territoire planqué ad hoc, ont rejeté sa demande sans même la rencontrer.

Les raisons de chacun m’étant inconnues, je ne peux pas m’indigner de leurs décisions. Mais, n’en déplaise aux jaloux de tout poil, il me faut constater que le choix de la vie en yourte n’a rien du parcours pépère… Et que le type d’existence que ça induit, loin de l’eau courante, de l’électricité à volonté, de l’espace gage d’intimité et d’une régulation aisée des températures, n’a rien pour séduire la majorité des gens.

Le pays – 7

20 mars 2018

Une tronçonneuse hurle dans la vallée, combien d’oreilles se tendent ? Combien de jumelles sortent de leur étui ? « Et si c’était sur mes parcelles que… ? » (Un terrain dont rien n’est fait sans doute par son propriétaire, mais un sou est un sou et ses arbres sont ses arbres !) Aussi le cantonnier, quand il élague le bord des routes, a-t-il des visites plus ou moins courtoises de quelques inquiets pour la prolongation de leur chair faite terre à bois, lande ou taillis.

Aussi mon père en son temps a-t-il eu vite à qui parler quand il sortit sa lame mécanique pour abattre les pins de la parcelle d’à côté… Celle-là même de laquelle il n’en finissait pas de négocier l’acquisition quand il découvrit à la faveur de la publication du cadastre mis à jour qu’elle était déjà sienne. L’importun visiteur, qui en fut alors informé, et chercha sans doute confirmation de son côté ensuite, ne revint jamais réclamer justice pour son bien mal nommé. Les pins furent tous coupés, qui offrirent une fois couchés, un ensoleillement tout neuf aux cultures adjacentes – et l’occasion à des chênes pubescents d’occuper la place libérée. Puis d’autres pins tombèrent sur la même parcelle, qui ont découvert, eux, cinq jolies faïsses exposées sud-est sur lesquelles allaient s’épanouir finalement presque toutes les cultures légumières de la ferme.

Le pays – 6

23 novembre 2017

Le mazet, avec le bout de terrain, qu’ils entretiennent plutôt bien (débroussaillement, plantations), lui en parle comme d’une danseuse. Elle, ne dit trop rien de personnel.

Ce sont nos voisins. Des voisins de forêt (pas trop près), des voisins de la ville qui viennent en vacances et qui s’activent. Il n’y a rien à ajouter. C’est bien.

Ils passent chez nous pour aller à la rivière, naturellement (c’est le plus simple). Mais ils se sentent obligés, quand je les croise, d’essayer de me faire croire qu’ils comptent bientôt manger à notre table d’hôte (ils n’y sont venus qu’une fois il y a des années, mais fréquentent finalement plus volontiers le restau du village). C’est moins bien, c’est en trop, ça révèle un malaise. Et quand nous leur parlons de l’hypothétique installation de la yourte d’un ami sur un bout de terre à nous, proche du leur, ce qui ne demandait qu’à être révélé l’est : il ne faudrait quand même pas qu’on empiète trop sur leur tranquillité. C’est elle qu’ils cherchent ici, loin de leur trépidante cité.

Pourtant, une yourte habitée sur leur terrain, ça existe déjà, mais c’est de leur fait, et c’est loin du mazet, et c’est en échange de tâches par les habitants de la tente mongole. Surtout, c’est de leur fait. Comme les ultra-riches créent des fondations, ils ont leur œuvre de bienfaisance, leur entreprise de déculpabilisation sociale. L’essentiel restant que les vaches soient bien gardées, la propriété bien gérée. Et les arbres bien coupés : ils m’en ont donné sur pied, pour bois de chauffe, qui leur bouchaient la vue. Générosité bienvenue mais calculée. Jusqu’à quel point ? Je n’ai pas vraiment envie de me poser la question, et leur souhaite à eux, avant tout, comme première tranquillité, de manger où ça leur plaît et d’assumer leur usage sans contrepartie d’un sentier qui passe chez quelqu’un. On devrait s’en porter tous très bien !

Je le leur souhaite sans leur dire, trop effrayé par le malaise qu’une telle conversation ne manquerait pas de générer dans un premier temps.

Le pays – 5

24 octobre 2017

À ma compagne, qui s’étonnait qu’on n’ait pas encore entendu de battue depuis l’ouverture de la chasse, le chasseur croisé au village, répondit que la raison en était qu’on leur avait demandé de ne pas exercer leur activité près de chez nous. Et, de fait, on leur avait demandé de bien vouloir ne pas le faire pendant les deux dernières semaines d’août, aux alentours de notre domaine, période à laquelle on accueille encore des campeurs. Jugeons que depuis lors ils nous punissent sans doute, en ne venant pas dégommer les sangliers de notre vallon, d’avoir osé formuler une demande, osé envisager une limite à leur toute puissance locale. Heureusement nous sommes moins punis qu’eux, qui perdent un terrain de jeu, tandis que pour nous, des clôtures efficaces seront toujours préférables à toutes les battues du monde, qui ne suffisent pas à endiguer la prolifération de ces créatures.

Le pays – 4

30 août 2017

Des murets, jusqu’au bord du lit de la rivière, des murets soignés, des édifices élevés de main d’humains, du bas en haut des montagnes, pour garder la terre. Le prix de cette terre, dis !

Les murets qui s’écroulent, par manque d’entretien, et sous la pression des racines de pins et des groins de la cochonnaille des bois, pour ne citer que les plus dévastateurs. Un patrimoine qui disparaît. Une richesse qui se barre en couille. Ce qui n’empêche pas les terrains, quand il ne sont pas conservés jalousement, de se voir proposés à la vente plutôt cher par ceux-là qui sont de trop jeunes vieux pour revendiquer une grande responsabilité dans la construction des ouvrages, et qui ne croient guère qu’on puisse encore faire quelque chose de cette (pauvre) terre.

Le pays – 3

3 mai 2017

Et l’un d’entre eux, humour noir, s’est foutu en l’air il y a quelques mois. Sans doute en partie, je le crois, de ne pas supporter ce porte-à-faux.

Le pays – 2

3 mai 2017

Ils sont drôles, ces gens du coin. Ces gens qu’on sait chasseurs par exemple, ou juste pas de notre monde, mais avec qui l’on peut parler au détour d’un chemin avec le sentiment qu’il ne manque pas grand-chose au fond pour s’entendre sur l’essentiel, ou qu’en tout cas le respect mutuel est prégnant. Et puis on les recroise, ils sont avec un autre, des autres. D’autres avec qui l’on pourrait sans doute également avoir le même rapport en tête à tête. Mais là, pourtant, tout change, nos bonshommes se renferment : voix obstruées, regards fuyants, mains molles, plus de familiarité qui tienne, étanchéité des mondes. Voilà. Ils sont drôles.

Le pays – 1

10 avril 2017

Cette ambivalence toute cévenole qui nous fait convenir, avec le voisin de forêt, que ces montagnes ont besoin de bras pour y vitaliser le paysage, et qui nous fait craindre toute entreprise d’installation, motif de dérangement – ou d’alter-rangement – forcément.