La vraie vie – 3

25 mai 2019

Loin de la ferme, je me suis senti rester paysan. À la retrouver, je ne sais plus trop bien ce que je suis. En ville je continuais à me penser paysan alors que je devenais autre chose. J’ai retrouvé ma ferme un peu en citadin finalement, et en paysan un peu largué.

En ville, je me suis reposé sur une certaine simplicité de l’existence, mais cette vie molle m’a usé. À la ferme, je retrouve la vie relativement dure sur laquelle j’ai fondé mon équilibre. Mais j’ai désappris cette vie et c’est un choc que de retrouver la complexité de l’imbrication, de l’interdépendance des choses, des tâches et des êtres ; et la fragilité des équilibres créés.

Tous les problèmes qui surviennent et sont réglés plus ou moins au fur et à mesure habituellement m’attendaient en file indienne, sagement mais fermement revendicatifs. Mutiques ou presque, l’internet, le téléphone et la voiture donnèrent à constater leurs pannes respectives, la panne de l’un ne facilitant pas la résolution de celle des autres, et la globalité de l’affaire ne me mettant guère en condition de me montrer confiant pour la reprise. Ajoutons à cela quelques tâches négligées ou bâclées par les gardiens du lieu et ma phobie sans nom pour les démarches administratives consubstantielles au retour et à la nécessaire réaffiliation agricole… La coupe était pleine, qui me promit de l’anxiété pour un bon moment.

La vraie vie – 2

8 janvier 2018

Il m’arrive fréquemment de me dire que je ne suis pas à ma place dans ce que je fais, que même si je ne crois pas à la vocation ou à la destinée j’ai trop d’inaptitudes et de blocages pour faire un paysan digne de ce nom, serein, efficace, créatif, sur le long terme. Et puis je m’avise que si je devais, pour être moi-même, me perdre dans les histoires, la création, l’étude du monde par le biais de la recherche formelle, j’en serais probablement malheureux. Car dans la vraie vie, il me semble tout à fait difficile, avec cela en ligne de mire, de gagner ma croûte et un statut social reconnu.

Aussi me semble-t-il plutôt clairvoyant de continuer à me trahir un peu en échange des choses vitales que je viens d’évoquer (le fric et le statut), et en acceptant pour cela de profiter que beaucoup de gens voient en mon mode de vie et de travail une sorte d’idéal, quelque chose qui ne pourrait être qu’éminemment personnel, forcément voulu du plus profond de mon être, nécessairement en adéquation parfaite avec mes valeurs ; toutes choses faisant rêver, et donnant envie de me soutenir (le pognon) et, si ce n’est de me côtoyer, au moins de me considérer (le statut).

Aussi, probablement, en n’étant pas à ma place, je me trouve bien mieux que si j’y étais. Ce schéma de pensée tendant à me faire passer pour perdu, j’imagine, aux yeux de ceux qui ont l’écoute de son cœur et de ses désirs pour religion, qui verront peut-être dans ma cérébralité un moyen de refuser de voir les choses en face, de reconnaître les chemins que je pourrais emprunter pour chercher à être en phase avec moi-même. Et qui dit qu’ils ne peuvent pas avoir raison également sans que j’aie tort pour autant ?

La vraie vie – 1

25 juin 2017

Qu’est-ce que cet homme a dit à l’écoute de ma description des activités du moment ? Il a dit « c’est la liberté », et ça n’avait tellement aucun rapport que ça m’a laissé sans voix. La liberté d’être son propre patron, presque son seul employé, d’être seul juge (avec ma compagne) de la nature et de la priorité de mes actes ? Peut-être bien, mais rien dans ce que je lui décrivais n’était de nature à la mettre en avant. Et qui n’est pas de trop mauvaise foi reconnaît que les chaînes sont partout, souvent plus spirituelles que matérielles d’ailleurs – alors la liberté ? Et si j’en vois, moi, de la liberté dans ce que je fais, je n’en connais que trop bien les limites aussi. L’une comme les autres ne sont pas connues de cet homme, qui me connaît peu en vérité. Mais c’est un homme, un de plus, qui veut avoir une idée sur tout, et particulièrement sur la bonne voie des choses. C’est, pour un habitant du pays, travailleur du bois, de l’arbre à la charpente ou à l’objet d’intérieur, néo-rural de la génération de mes parents, qui comme eux, voire plus encore, a bossé dur, et bosse encore, même retraité ; c’est un moyen, je le crois, d’associer sans le dire nos situations mutuelles de gros travailleurs en contact avec la nature, et par ce biais de voir sa propre vie sous l’angle de cette fameuse liberté. C’est une parole en définitive qui ne m’était pas adressée.

Sa variante venant d’étrangers – vacanciers, visiteurs, employés occasionnels – est celle qui consiste à qualifier ma vie de vraie ou d’authentique : proximité avec la nature, lien aux saisons, travail et quotidien mêlés (vie-travail) en sont les manifestations. Ce qui révèle avant tout non pas tant les frustrations que leur procure la leur (pas forcément si pesantes), mais surtout l’idée qu’ils se font de ce qu’elle devrait être, du décalage entre le réel et leur idéalisme plus ou moins dogmatique et fantasmagorique. Oui, c’est une affaire de fantasmes, et m’en voici élu l’objet à mon corps défendant. Démission : impossible. Le mythe est plus fort que toi.