Fils de – 5

17 juin 2018

Mon père m’aide à bricoler, à construire, et je me repose sur son expertise, je relâche la tension un instant. Puis vient désormais inévitablement le moment où j’ai à contredire cette expertise et où je n’ose le faire, ou n’ose pas insister quand je me heurte à la contradiction – même molle -, trop confortablement installé dans mon fauteuil de suiveur. Que la suite du travail, ou ses conséquences, valide mon appréciation, et me voici à me promettre d’assumer mon savoir-faire et mon sens de l’observation à l’avenir. Mais mon père affirme quand je ne sais pour ainsi dire qu’émettre des hypothèses plus ou moins charpentées : voilà qui ne favorise guère l’expression d’un point de vue de ma part.

Fils de – 4

8 avril 2018

L’émotion procurée par la mort de ce chanteur m’a pris par surprise. Il était vieux et je ne le connaissais pas personnellement ; vraiment pas de quoi s’en affecter a priori. Mais il m’accompagnait depuis l’enfance. Et même si je m’en étais un peu éloigné ces derniers temps, je me souviens d’une époque pas si lointaine où lors d’un déplacement pour plusieurs mois, condamné à sélectionner drastiquement ce que j’emportais, je ne parvenais à renoncer à ses disques, considérés alors comme des morceaux de moi.

Aujourd’hui seulement je réalise qu’Higelin, le flamboyant, le pathétique, est un petit peu mon père… Que mon père, le créatif, l’absolutiste grandiloquent, est un peu Higelin. Deux vieux bonshommes, plus ou moins, qui ont évoqué la mort sans détour, avec joie, avec panache. L’un l’a déjà trouvée, et l’autre, sept ans derrière, pourrait n’en être plus tellement loin. Cela sans doute est ce qui m’émeut particulièrement.

Fils de – 3

22 mars 2018

Je ne sais s’il sera réussi, le bout de reportage radiophonique qu’une journaliste est venue faire à la ferme aujourd’hui… Mais il m’aura, a minima, donné l’occasion d’en entendre par leur bouche sur le passé de mes parents – qui étaient invités à s’exprimer également. Des histoires que je croyais connaître s’en sont trouvées enrichies ou se sont révélées un peu erronées (à moins que la version que j’avais en mémoire ne soit juste et que ce soit la mémoire des intéressés qui leur joue aujourd’hui des tours). Voilà qui est toujours bon à prendre, et c’est dans ces moments-là qu’on se demande pourquoi l’on n’interroge pas plus souvent nos anciens les plus proches. La tendance de l’un à l’exagération et aux versions multiples d’un même récit, celle de l’autre aux digressions par couches successives – qui noieraient le meilleur des plongeurs en apnée – n’expliquent pas tout. Il y a que ce sont des voyages qu’on ne prend pas le temps de faire, qu’on ne pense tout simplement pas à faire, faute de penser en avoir le temps.

Ce qu’on y découvre est pourtant inestimable, car c’est bien un peu de nous qui se joue là déjà… Derrière fanfaronnades, aveux et passion, la banale appréhension à être au monde s’exprime, qui banalement a su être étouffée ou transcendée, n’a pu empêcher la vie, a su se préserver de quelque issue fatale. Le parcours de mes parents qui passa tôt, pour l’un ou l’autre, par rigueur éducative, drogues, prison, barricades soixante-huitardes, pauvreté, aventure néo-ruralesque candide puis courageuse, accident dynamitique et grossesse extra-utérine quasi fatals, a tout du mythe en regard du chemin tranquille qui fut le mien jusqu’à aujourd’hui… Mais je me retrouve dans le simple besoin de reconnaissance qui s’entend entre leurs mots. Et je retrouve chez moi, atténués, leurs principaux modes de fonctionnement.

Le goût très terre à terre de ma mère pour la véracité et les nuances me fait me sentir proche d’elle. Mais la quête d’objectivité ne peut être assouvie, elle est forcément usante sur le long terme. Aussi, comme moi, s’évade-t-elle dans les histoires, ces shoots de vie au cadre prédéfini, qui permettent d’appréhender plus confortablement le vaste monde. Mon père sait, lui, prendre ses distances avec le réel brut, et en a fait, à dire vrai, sa marque de fabrique. Il se revendique affabulateur, séduit ou exaspère ses auditoires, mais ne laisse jamais indifférent. C’est quelqu’un de parti-pris qui sait se donner les moyens de défendre une idée, au mépris bien souvent des détails, parfois des faits… Et que la capacité à justifier habilement ses actes a fait entreprenant. Ma mère, engagée à ses côtés depuis plus de 40 ans, cherche naturellement à sortir de l’ombre de ce personnage haut en couleur, se laissant régulièrement entraîner à sa suite sur la pente de la caricature et s’emportant à son tour. Mais cela avec moins de talent et de fantaisie, qui font tout ou presque du succès ou de l’échec d’une idée, de la réception d’une expression.

J’ai intégré cette fantaisie, j’ai développé moi-même un certain talent. Mais je l’exprime en sourdine, plus volontiers en comité restreint et au service de choses futiles, plus volontiers à l’écrit qu’en tirades dont je me sens tout à fait incapable. J’essaie de mettre cela au service des nuances de toutes sortes, sans me départir de certains partis-pris qui disent que je suis en vie, que j’ai des envies pour moi et pour le monde. Je me sens également plus à l’aise d’entreprendre que si je ne maîtrisais pas les mots, ces possibles béquilles à procurer aux actes boiteux – plutôt a posteriori. Cela me sauve sans doute du blocage total, qui remettrait en cause ma possibilité de vivre la vie que j’ai choisie. (Ce qui est une pensée plus confortable que celle qui me cogne régulièrement aux tympans : « ton besoin de raconter et le temps que ça prend te détournent d’un investissement corps et âme nécessaire à la bonne marche de tes activités paysannes. »)

Voici comment je me trouve être l’enfant de mes deux parents, comment je gère mon héritage.

Fils de – 2

3 mai 2017

Il en a des choses à dire, mon père, quand il passe par ici. Il en a des commentaires à faire, en bien, en moins bien, mais toujours avec l’œil de l’expert, quand bien même il vaque ailleurs depuis cinq ans, a oublié un peu comment ça se passe, et ce qu’il m’a déjà dit, et ce que j’ai entrepris de changer. Il en a des choses à dire, naturellement, après avoir vécu 40 ans ici et façonné ce qui me permet de vivre et de jouir de la nature cultivée qui nous environne (et de ne pas m’ennuyer, aussi). Alors il les dit, et je reconnais que ça m’est encore parfois fort utile, une fois digérée l’humiliation de la leçon du professeur en chef, collectionneur d’admirateurs… D’animations en ateliers, de réunions en manifestations… Mon père, ce gourou. Mon père qu’on n’a pas opéré finalement, et qui va faire traiter son kyste cancéreux – sur les cordes vocales – à coup de radiothérapie. Mon père qui a d’autant à dire, il me semble, que ses paroles éclipsent l’angoisse du traitement, la peur de la déchéance. La mort est encore loin, le mal somme toute bénin en l’état, alors naturellement la manifestation de la peur chez l’homme fier qu’est mon père, prend ce chemin détourné que je crois déceler. Ainsi va de l’expression de son humanité, dans toute sa complexité – qu’on ne touche sans doute là qu’à peine du bout du doigt.

Fils de – 1

8 avril 2017

Encore une soirée où j’ai été essentiellement le fils de mon père – qu’on opère, faut dire. « Comment va-t-il ? », « comme tu lui ressembles ! », comme d’habitude, en pire.